vendredi 23 novembre 2012

Lettre à ma fille quand elle aura 20 ans


Ma chérie,

Je t’écris cette lettre pour tes 20 ans. Nous sommes donc en 2028. A priori, les gens téléchargent leur musique et se l’implantent directement dans le lobe de l’oreille, et communiquent par télépathie grâce à des I-implants directement dans le cerveau, à moins qu’une guerre nucléaire ait détruit toutes les villes de la terre, qui a ensuite été inondée par les glaces du Pôle Nord ayant fondu suite au réchauffement climatique, et tous les humains survivants vivent sur un grand continent artificiel en bois. 

Ou alors, tout est plus ou moins comme maintenant, à quelques gadgets près. On verra bien. 

Au moment où j’écris ce message, tu as 4 ans. Ta petite sœur a tout juste 1 an. S’il y en a d’autres qui viennent ensuite (j’espère bien !), ils ne sont pas encore nés.

Tu passes la majeure partie de ton temps à inventer des histoires et à manger du chocolat. L’autre jour, tu as déboulé dans le salon pour m’annoncer que tu avais baptisé ta poupée Crotte de Nez. Quand je ris à une blague de grand, tu m’imites même si tu n’y comprends rien. Tu dessines à tes bonshommes des oreilles qui ressemblent à des anses et des narines gigantesques qui donnent à toute la famille un air incontestablement porcin. Quand je te demande de choisir tes cadeaux de Noël dans un catalogue, tu entoures avec soin tous les jouets, et si je te demande lesquels tu préfères, tu me réponds « Je préfère tout. »

Certes, parfois tu te mets à hurler « T’es pas zentille ! t’es une sorcière ! » en sautillant sur place parce que j’ai eu l’outrecuidance de te demander de débarrasser la table, et à ces moments-là j’ai un peu envie de te passer par la fenêtre, c’est vrai. Mais après tu viens vers moi en tortillant ta bouche comme un vieux mafieux d’Hollywood en disant « On se pardonne ? »

Ta petite sœur, elle, aime faire le tour du salon en se servant d’une chaise en plastique comme trotteur, balancer ses cubes hors de son parc le plus loin possible, et planquer sa nourriture dans les recoins impossibles à nettoyer de la chaise haute. 

Vous me regardez toutes les deux avec des yeux pétris d’admiration qui m’intimident un peu. Quand vous me voyez arriver, que ce soit parce que je rentre du boulot, que je me réveille le matin, ou juste parce que je sors des toilettes, vous vous mettez à battre des bras et des pieds comme si vous alliez vous envoler.

Autant vous dire que vous êtes plutôt faciles à aimer. 

Je savais, avant votre naissance, que je vous aimerai d’une manière qu’on ne peut pas connaître autrement. Et je n’ai pas été déçue. 
Mais autour de moi, ou quand je regarde Confessions intimes, je vois des tas d’enfants et de parents qui n’ont pas tellement l’air de s’aimer, ou en tout cas de se comprendre. Je ne suis pas niaise, je le savais bien, que ça devenait difficile, avec l’âge. Mais je suis toujours un peu estomaquée de voir cette différence entre l’amour inconditionnel que l’on a pour ses enfants, petits, et les déchirements, les incompréhensions, quand les enfants sont grands.

Je ne parle pas de l’adolescence, évidemment. Je m’attends bien à ce que tu m’en fasses baver des ronds de chapeaux, à l’adolescence, tiens. Je l’espère presque. Ça nous occupera. Puis il paraît que c’est sain. Ça, je le comprends. D’abord tout comme moi, d’abord tout le contraire, par principe, tout est normal. 

À table ma chérie!


C’est après, que ça m’inquiète. D’ailleurs, j’ai dit 20 ans, mais j’aurais aussi bien pu dire 30 ou 57, il paraît qu’il n’y a pas d’âge, pour les engueulades. Quand tu seras une vraie personne, construite ni comme moi ni contre moi, juste autre.
Ça m’a l’air inimaginable que ça se passe mal un jour entre nous, mais en même temps… Si j’essaie aujourd’hui de t’imaginer, adulte, ce que je vois, c’est une espèce de mélange entre ce que tu es aujourd’hui et moi, adulte. Autant dire qu’il y a peu de chances que ça se passe comme ça. 
Alors je me demande si j’y arriverai. Je me demande un peu comment je réagirai, si je réussirai à toujours être aimante, aidante, et tout ce qu’il faut être.

  • Si tu aimes de la musique que je trouve inaudible ou juste mauvaise et si je me transforme en vieille rombière qui râle contre « vos musiques de barbares ! » 
  • Si tu tombes amoureuse de quelqu’un qui ne me plaît pas
  • Si tu m’envoies des cartes postales en langage sms
  • Si tu ne crois pas en ce en quoi je crois
  • Si tu choisis un métier que je trouve inutile, nuisible ou juste ennuyeux
  • Si tu crois en ce en quoi je ne crois pas
  • Si tu n’aimes pas les voyages
  • Si tu t’habilles comme les filles dont je me moque dans la rue
  • Si tu ne votes pas comme moi
  • Si tu trouves mes chansons préférées stupides
  • Si tu rêves de participer à une téléréalité (qu’est-ce qu’ils pourront bien avoir comme téléréalités en 2028… Je veux même pas essayer d’y penser…)
  • Si tu signes des prêts à la consommation
  • Si tu élèves tes enfants d’une manière complètement opposée à la mienne
  • S’il te prend l’envie de te raser le crâne parce qu’une fausse rumeur prétend que ton chanteur prépubère préféré a le cancer

Je sais bien que je n’y couperai pas, mais ça me fait un peu peur. 

Mais je te promets que je ferai de mon mieux. 

Mes parents ont bien réussi.

(Mais sérieux, les prêts à la consommation, faut pas)

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