Lettre à ma gynéco
Coucou,
Non, ne cherche pas, tu ne te souviens sûrement pas de moi.
On s’est vues en rendez-vous trois fois il y a trois ans, tu as dû voir
quelques centaines d’autres patientes depuis. Ah, et puis tu as sorti mon bébé
de mon ventre, aussi. C’est quelque chose que tu fais tous les jours.
Comme tu l’imagines, moi, on ne me sort pas un bébé du
ventre tous les jours. Ça fait déjà une sacrée différence entre nous.
J’imagine que tu as remarqué que depuis quelques mois, ta
profession est pas mal malmenée. Partout, on trouve des récits atroces sur les
violences gynécologiques et obstétricales : des césariennes sans
péridurale, des remarques ignobles, des épisiotomies sanglantes, du mépris, de
l’incompréhension…
Je t’imagine lisant tout cela, et je me demande ce que tu
penses. Tu es choquée, sûrement, tu te dis que ni toi ni personne que tu
connais ne s’est jamais comporté comme ça. Que tu veux bien croire les
témoignages, mais qu’il ne faut quand même pas en faire une généralité. Il y a
des fous et des incompétents dans toutes les professions, c’est vraiment
injuste de te mettre dans le même sac que ceux-là, avec tout le boulot que tu
abats.
Je pourrais commencer par te raconter que moi, je n’ai
jamais rien vécu d’aussi violent. Mais que j’ai quand même croisé des gynécos
un peu spéciaux. Il y a le premier que j’ai vu, à 18 ans, pour avoir la pilule.
Qui m’a dit : « Je pourrais vous donner une pilule remboursée, mais
ça fait grossir, et bon, vous n’avez peut-être pas besoin de ça. »
Rien de grave, tu vois. Mais pas très agréable ni rassurant.
Quelques années plus tard, vers 25 ans, il y a eu celui, pas
de première jeunesse, qui m’a tutoyée d’emblée, et qui au moment de remplir sa
fiche, m’a lancé « Bon, vous n’avez pas de relations sexuelles,
j’imagine ? » J’en suis un peu restée bouche bée. Je ne m’imaginais
pas à ce point repoussante, pour tout t’avouer.
Pas très malin tout ça, mais pas de quoi fouetter un chat,
tu me diras. Tu te demandes où je veux en venir. Toi, t’as bien fait ton boulot,
après tout.
Et c’est vrai, je n’ai subi aucune violence de ta part. Et
pourtant… J’aimerais tellement pouvoir te faire comprendre combien ton attitude
peut mettre mal à l’aise, peut blesser. Qu’il suffirait de pas grand-chose, à
commencer par l’écoute.
Quand je suis venue te voir, j’étais enceinte de ma
troisième fille. Je t’ai expliqué, l’air de rien, que les deux premières
étaient nées par césarienne. J’ai murmuré, bizarrement timide, que je ne vivais
pas ça très bien. Que je me demandais si, pour cette fois, on ne pourrait pas
essayer… tu m’as coupée : après deux césariennes, c’est césarienne, il n’y
a pas à réfléchir.
Je savais que les AVAC existaient, et même les AVA2C. Je me
suis demandé si tu le savais, si tu trouvais ça juste absurde, si tu pensais
que ce n’était pas la peine de m’expliquer pourquoi c’était une mauvaise idée,
que je ne comprendrais pas.
Je n’ai pas réussi à te poser les questions que j’avais en
tête. Depuis 9 ans, je rêve de vous demander, à toi et à tes collègues,
pourquoi mes bébés ne descendent pas dans mon bassin le dernier mois. Pourquoi
je n’ai aucune contraction. Ce qui se serait vraiment passé si on avait
attendu, pour chacune de mes grossesses, au-delà du terme. Si on était vraiment
en danger. Ce qu’il se passerait vraiment, si on essayait de me faire
accoucher. Ce que je risquais, ce que le bébé risquait, à quel pourcentage. Les
trois fois (une fois d’urgence, deux fois programmées), on m’a juste dit qu’il
fallait le faire, que c’était comme ça. J’aurais juste aimé comprendre.
Toi, des accouchements, tu en fais, tu en as vécu ou en vivra peut-être. Moi,
je n’ai pas d’autre occasion.
J’ai essayé, parfois, d’expliquer que c’était difficile à vivre, que j’avais
l’impression d’être une femme un peu ratée, qui n’arrive pas à faire naître ses
enfants. Que c’était dur de ne pas avoir accouché. Mais ni toi, ni les autres
n’ont entendu.
J’ai quand même réussi à te parler de mon autre
préoccupation. D’une petite voix qui ne m’est pas habituelle, je t’ai dit
qu’après ce bébé-là, plus tard, j’aimerais bien en avoir d’autres. Que je me
demandais si c’était possible. Parce que, vous savez, ma tante dit que… Tu as
souri, tu as dit : « Un quatrième ?!? Au troisième,
généralement, on en profite plutôt pour faire la ligature des trompes au
passage. »
Puis tu m’as dit que ça dépendait de l’état de la cicatrice,
que tu pourrais me le dire après.
Tu m’as quand même dit de ne pas m’inquiéter, que
contrairement à ce que j’avais vécu pour ma deuxième fille, mon bébé resterait
avec moi tout le temps, qu’elle serait sur moi en salle de réveil. J’étais
rassurée, un peu. Je me convainquais que malgré la césarienne, ce serait un
joli moment.
Le jour venu, je me suis retrouvée allongée, les bras
attachés en croix, comme d’habitude, les yeux au plafond. Pourtant, j’ai lu que
ce n’était pas obligatoire. Tu me dis vaguement bonjour, tu es concentrée.
Piqûre, découpage, sortie du bébé. Je connais bien ces sensations maintenant.
J’essaie de repérer le moment où ton scalpel entame la peau, le moment où tu
sors le bébé, mais je ne sais rien, et tu ne dis rien.
L’infirmière attrape mon amoureux, l’emmène comme prévu dans
la petite salle juste à côté pour nettoyer ma fille. Il me l’amène, puis il
m’explique qu’il y a eu un problème : il y avait beaucoup de liquide, elle
a mis du temps à sortir, elle en a respiré. C’est pas grave, mais elle doit
partir en néonat pour qu’on l’aide à respirer et à vider ses poumons.
Je ne l’aurai pas avec moi en salle de réveil. Je ne serai
pas là quand ses sœurs la verront pour la première fois.
Pendant ce temps-là, tu me recouds, puis tu t’en vas. Je ne
sais plus si tu m’as dit au revoir, mais je sais que c’est la dernière fois de
ma vie que je t’ai vue. Tu ne m’as pas expliqué ce qui s’était passé. Je me
demande si c’est de ta faute, si tu as mis trop de temps à la sortir. Tu savais bien que ce n’était pas très grave,
qu’elle sortirait de néonat moins de vingt-quatre heures plus tard. Tu as
sûrement assisté à des naissances bien plus dramatiques, celle-ci ne t’a pas inquiétée.
Le plus important, c’est que l’enfant aille bien, non ? Le reste, ça
passera…
Evidemment, ce dont on avait parlé, savoir si je pourrais
avoir une quatrième grossesse un jour, ça ne t’a même plus effleurée. Je ne
pense pas que tu t’en souvenais. Tu as des fiches, pourtant.
J’ai donc passé deux heures en salle de réveil, à 8 de
tension, ayant envie de vomir à chaque respiration, seule, parcourue de
tremblements.
J’ai vu ma fille 10 minutes en 24 heures. Ensuite, on lui a
enlevé ses tuyaux, et on l’a laissée près de moi. Comme tous les bébés.
Alors oui, je vais bien, elle va bien. Il y a des naissances
tellement plus dures, des souvenirs tellement plus douloureux, je peux m’estimer
heureuse. Tu ne m’as pas maltraité, tu ne t’es pas rendue coupable de
maltraitances gynécologiques, rassure-toi.
Mais tu ne m’as jamais écoutée.
Avant de te laisser, une chose : ce qui m’a aidée,
pendant ces quelques jours, ce n’est pas la pensée des 15 minutes pendant
lesquelles tu m’as ouverte puis refermée, ce n’est pas non plus la psy de la
clinique qui m’a écoutée pleurer pendant une demi-heure en hochant la tête. C’est
les infirmières et les puéricultrices, qui ne m’ont pas quitté, qui ont répondu
à mes questions, qui ont bavardé avec moi. C’est le souvenir de l’aide-soignante
qui m’avait accueillie, le matin avant la naissance, qui avait rempli mes
papiers et préparé ma chambre. Lorsque j’étais en salle de réveil, elle était
revenue me voir. Elle était habillée en civil : son service était terminé.
Elle m’a pris la main et m’a dit : « Je sais que ça ne s’est pas
passé comme vous le vouliez. » Ça n’a pas eu l’air de beaucoup lui coûter.
Elle non plus ne se souvient sûrement plus de moi. Mais son geste, je m’en
souviens.